Journal de ville sous la tente
Mon voisin de tente s'appelle Abou Hassan. Malgré les vociférations du week-end de Nasrallah, on se fait bien chier au camp, alors Abou Hassan vient souvent chez moi, d'autant que j'ai une PS2 et un lecteur de DivX. Cette semaine, on a regardé la saison 4 de Rescue Me, ce qui a laissé mon compagnon d'infortune pantois. Il m'a demandé si les Américains étaient vraiment comme ça, à coucher à droite à gauche en haut en bas, à picoler, à se battre tout le temps et à voler les bébés des autres. Je lui ai dit que c'était seulement les Irlando-américains, que ça faisait du monde, mais que les autres non. Il m'a dit qu'il n'avait vraiment pas envie d'aller dans un pays aussi violent et ça m'a fait rire. Parce qu'ici c'est non-violent ? que je lui ai demandé. Ben c'est pas pareil, desfois on se bat mais c'est plus moral, il a répondu. Ce Tommy Gavin de la série, il est fou, mais il me rappelle un copain il a laissé tomber. Puis on a fumé un narghilé. Je fournis les DivX, Abou Hassan apporte de quoi fumer, c'est comme ça. On est les seuls dans le camp ou presque. Les gars du hezb passent de temps en temps, pour faire de la présence. Ils jouent aux miliciens avec leurs uniformes noir, leurs barbes bien taillées et leur air mauvais mais on ne les voit même plus. De temps en temps, Abou Hassan leur gueule dessus, leur demande combien de temps il faudra rester, et ils répondent des conneries, du genre "l'éternité s'il le faut" ou "dieu seul le sait" ou parfois il lui reproche de manquer de foi, que le grand leader lui vit dans des conditions encore plus difficiles et qu'il ne se plaint pas. Abou Hassan renifle, et il me demande de mettre l'épisode suivant pour savoir si Tommy va se faire tuer par un feu, comme il est pompier, ou par une ex-maîtresse parce qu'il a un vrai problème avec sa lance à incendie portable.
On parle de tout et de rien, et je me demande combien il existe de Abou Hassan au Liban, des gens qui n'ont aucun passé, aucun avenir et aucun présent. Je pensais que ce serait facile d'être président, qu'une fois élu il me suffirait de lancer deux-trois chantiers comme à Dubai pour que Beyrouth redevienne riche et brillante et qu'on arrête de se tirer dessus. Mais je ne vois pas comment je pourrai faire pour qu'Abou Hassan trouve du boulot ou s'intègre dans un pays qui l'a laissé tomber depuis longtemps. Quand on parle des voisins du sud, ou de ceux de l'est, Abou Hassan laisse tomber : "parfois, je les préfère à certains de chez nous. Parfois, ton voisin t'est plus proche que ton frère". Cela lui arrive de cracher, ce qui m'énerve parce que j'ai essayé de faire une tente bien cozy et lui me balance des glaviots sur les coussins. Mais il a raison de cracher, j'aimerais juste qu'il le fasse dans le cendrier que j'ai placé à cet effet.
Normalement, les élections auront lieu bientôt, avant le 23, et le Liban aura un nouveau président. J'ai dit à Abou Hassan que je me présentais, et il m'a à peine regardé. Il m'a dit bonne chance, et m'a dit que moi ou un autre... ça m'a un peu vexé, mais il n'a pas tort. Abou Hassan n'a même plus envie de quitter sa tente. Moi non plus. Il commence à faire froid dans le camp, même si aujourd'hui on a eu du soleil. Je dis à Abou Hassan qu'on a des grèves dans le métro en France. Il me demande ce que c'est que le métro. Je lui explique. Il est émerveillé mais il me dit qu'avant, le Liban c'était mieux que la France, mais que maintenant, ça le dérangerait pas d'avoir la grève en France pourvu qu'il ait un métro. Je lui dit que moi ça me fait bien chier et que j'en ai marre des bolchéviques. Abou Hassan crache, manque exprès le cendrier pour m'emmerder. La saison 4 de Rescue Me est terminée, le père de Tommy meurt pendant un match de base-ball. On n'a plus rien à faire.