02 janvier 2007

Hillbilly deluxe

Après avoir traîné mes guêtres dans les boutiques franchisées parisiennes, j'en conclus que l'Occident n'a aucune chance.

Passez chez Muji, et contemplez des hordes de bobos décidés à payer un malheureux carnet quatre fois plus cher parce qu'il ne comporte pas de décorations ! Engouffrez-vous chez H&M et frayez-vous un chemin parmi les teenagers qui sont persuadés qu'acheter des fringues au kilo en provenance du Bangladesh est la meilleure façon d'aider le Tiers-Monde ! Egarez-vous dans les Quick et les MacDo pour vous rendre compte que la malnutrition est un malheur librement consenti, et faites comme moi, demandez le menu XL !

Mais mes antres préférés sont incontestablement Nature et découvertes et Résonances. Dans ces temples du bien-être, apprenez à être en harmonie avec vous-mêmes. Le monde est dur, les canons tonnent au Moyen-Orient, les inondations ravagent l'Asie, les Africains meurent par centaines en tentant de rallier l'Espagne, mais vous, citoyen de la libre Europe, élément primordial de ce colossal ensemble de 487 millions d'habitants, "omphalon" du monde civilisé, vous avez le droit de prendre soin de vous, de vous accorder un bol de tisane fumante provenant de l'Himalaya en humant un mélange d'encens issu d'une technique ancestrale bolivienne en écoutant des chants inuits scandés par des instruments aztèques. La luminothérapie, l'aromathérapie, la bobothérapie vous aident à surmonter les douleurs de votre vie si difficile, entre les grèves de métro, la pollution, le manque de politesse de la boulangère et votre Freebox qui refuse de marcher. Grâce à la machine qui imite les bruits du coeur ou le chant des oiseaux, réveillez-vous frais et dispos pour affronter la jungle urbaine, et au retour, n'hésitez pas à vous offrir pour 3000 euros un siège de massage électrique qui vous évitera d'aller aux putes tout en pressant un coussin constitué de noyaux de cerises sur votre nuque agressée par la vie moderne.

Je ne voyais pas les choses comme ça avant. Même l'UNICEF m'a gonflé avec sa boutique de bons sentiments. En payant la dame pas aimable, j'avais quand même la vague impression de faire LA bonne action qui me permettra de me voir comme un gars bien qui pense aux pays en voie de développement et les gens qui viendront chez moi ne manqueront pas de noter que mon bloc-notes près du téléphone ne provient pas de chez Muji, mais d'une petite coopérative indienne perdue dans les Andes, ce qui explique les moches dessins sur les bords, mais fera penser aux visiteurs que je suis un un altruiste qui a conscience des ravages de la mondialisation.
Je ne veux pas voir les choses comme ça. Etre un bobo, c'est quasiment un summum de vie, la preuve d'un bon karma, la fin des réincarnations qui ont commencé avec le bousier et s'achève sur une vie pleine de petits tracas comme "vaut-il mieux choisir un bougeoir déshumidificateur ou une lampe infrarouge anti-acariens pour aller avec le dessous de table en alu recyclé de boutiques du monde ?". J'ai l'air de me moquer, ça tombe bien, je le fais, mais c'est surtout parce que quand je vois la quantité de problèmes qui vont nous retomber dessus dans les années qui viennent, sans même évoquer le réchauffement climatique ou le trou de la couche d'ozone que tout le monde a oublié (pas vendeur, coco), je reste pantois de voir des Parisiens et des Parisiennes se ruer dans les magasins pour claquer l'argent des étrennes et préparer les soldes. Non pas que je ne sois pas capable de matérialisme aigu ; on m'a même diagnostiqué un "compulsive buyer syndrom" il y a quelques années. Mais aujourd'hui j'ai surtout peur que cette frénésie n'aille dans le mur. Que la mondialisation rapproche les consommateurs mais pas les cultures. Que nos problèmes en Occident soient devenus une question de choix de confort (Ségo ou Sarko ? Capuccino ou double expresso ?) et que l'on n'ait plus conscience de l'importance de l'engagement.

En France, il y a des "SDF", affreuse expression technocratique qu'on emploie à la place de clochards. Les gens s'indignent grâce à une organisation emmenée par un charismatique acteur raté aidé d'un Jean Rochefort sincère. Ils ont raison de s'indigner. Mais le monde est peuplé de "SDF" qui n'ont même pas l'espoir d'un centre d'hébergement ou d'une loi sur le logement, sans parler d'un RMI. Notre capacité d'indignation s'émousse vite, c'est humain. Contempler le malheur en permanence ne le fait pas régresser et donne parfois envie de sujets plus légers. Je pense que le client de Muji qui remplit son caddie de crayons de papier à 4 euros sait que le monde est dur ; j'imagine avec naïveté qu'il essaie d'y échapper en dépensant ses sous en agenda cartonné austère avant d'aller acheter des T-shirts American Apparel qui le réconforteront dans l'idée que capitalisme et humanisme peuvent coexister. Et qu'est-ce qu'il devrait faire ? Partir au Darfour ? S'il n'a pas de compétences particulières, il finira alcoolo et brisé. Sinon, il sera un Mensch, même si la plupart des Menschen que j'ai rencontrés étaient des femmes.

Vous remarquerez que je ne donne pas de solutions aux problèmes que j'évoque. Bon, je vais reprendre du foie gras, il en reste du Nouvel an. Demain, je vous parlerai de mes courses au Géant Casino.

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