21 juillet 2006

Nouvelle

Il y a six mois, j'ai fait un rêve étrange et dérangeant. Tellement pénétrant que quand je me suis réveillé, je l'ai couché par écrit pour m'en souvenir, et aussi parce que ce rêve ne ressemblait pas aux autres. Aujourd'hui, il me semble prendre une signification. Je vous laisse juge, soyez indulgents.

Je suis dans ma voiture, vraisemblablement sur l’autoroute, je pense que je reviens de Tripoli depuis le Nord. J’ai hâte de rentrer chez moi. Au bout d’un moment, je commence à voir de plus en plus de gens qui marchent, l’air désemparé. Traverser l’autoroute ne pose pas de problèmes pour certains et c’est un spectacle qu’on a l’habitude de voir, mais là, ils marchent carrément sur les voies. Je ne m’en inquiète pas. Je continue ma route, et je commence à voir des voitures qui sont arrêtées et je dois faire des virages pour les éviter. Des voitures qui s’arrêtent sur la voie ou même qui font marche arrière, j’en ai vu beaucoup sur l’autoroute, mais là, ils commencent à y en avoir beaucoup, et de plus en plus de gens aussi qui marchent entre les voitures. Au bout d’un moment, je suis obligé de ralentir pour rouler au pas, puis la masse des véhicules arrêtés et des marcheurs m’obligent à m’arrêter. Je ne peux plus continuer en voiture. Et surtout, je n’ai pas trouvé la moindre sortie pour retourner vers Beyrouth alors que je me souviens avoir roulé pendant des heures.

Je gare ma voiture n’importe où, sans même essayer de me rappeler où elle est pour la récupérer plus tard. Je commence à suivre le flot des marcheurs, qui fait au moins plusieurs milliers de personnes. Pas une parole n’est prononcée, nous cheminons vers le même objectif sans même savoir ce que c’est. Nous avançons, et c’est tout. Personne n’a l’air inquiet, énervé ou même vaguement curieux. Ça ne colle pas avec la mentalité libanaise. Suis-je bien au Liban ?
Nous arrivons à un portail qui ressemble à une entrée d’aéroport. Des policiers bien équipés nous canalisent à l’entrée, toujours sans dire un mot. Je commence à avoir un peu conscience de ce qui se passe mais je continue d’avancer. Je passe le portail et me retrouve dans un hangar. Nous sommes des milliers massés dans cet endroit. Au bout du hangar, deux grandes portes. La plupart de mes compagnons d’incertitude sont conviés à emprunter la porte de droite. Seuls quelques-uns prennent la gauche. Petit à petit, nous progressons vers une des deux portes. De temps en temps, la porte de gauche s’ouvre pour avaler quelques personnes, mais c’est la porte de droite qui sert le plus.

Mon tour arrive. Un policier me regarde rapidement, et m’indique la porte de droite. Je ne sais pas quoi faire. Je ne suis pas dans mon pays, je n’ose pas protester. J’avance lentement vers la porte de droite, quand soudain, je me retourne, et je brandis mon passeport en hurlant :
Attendez, je suis européen ! Je suis européen ! Regardez !

Une femme policier s’avance vers moi, examine mon passeport, me souris et m’invite à la suivre. Nous nous dirigeons vers la porte de gauche, que nous traversons. Dehors, il fait nuit et nous nous retrouvons à un carrefour boueux. La policière, qui se révèle très jolie avec ses cheveux clairs et ses yeux bleus, me demande de choisir quelle direction je veux emprunter.
Gauche ou droite ? Mon instinct me dit d’aller à droite, alors je vais prendre à gauche.
Elle sourit. Je ne sais pas quelle est sa fonction encore, si elle est un bourreau ou si son devoir est d’aider l’humanité, mais son sourire me rassure avant qu’elle prenne la parole.
"Vous avez pris la bonne décision, vous seriez mort si vous aviez pris la droite".

Je suis glacé d’effroi. Avant même de pouvoir lui demander pourquoi je serais mort, j’ai descendu un petit couloir qui mène à un parking. De nombreuses voitures vrombissent et sortent en trombe dans la direction opposée. Je comence à trottiner pour trouver un véhicule qui pourrait m’accueillir ou au moins m’expliquer ce qui se passe. Il s’avère que ce sont des taxis, tous pleins, qui ricanent lorsque j’essaie de les arrêter. Il semble que j’ai échappé à la mort par deux fois, mais je dois encore réussir cette épreuve si je tiens à rester en vie. Il n’y a plus une voiture de libre sur ce parking. J’en avise une qui commence à quitter les lieux. Le conducteur me dit que les ceintures de sécurité sont cassées, mais au Liban, personne ne s’en harnache. Des réflexes inattendus me viennent en aide, comme quand j’ai brandi mon passeport. Je dis au chauffeur que s’il me libère une place, je lui donnerai 500 000 Livres. J’ajoute que les autres passagers ne le paient pas, alors que je suis certainement plus intéressant. Le chauffeur me demande ma parole que je le paierai, et dans ma tête je fais un rapide calcul : oui, il a ma parole, je vais vider mes comptes et lui donner l’argent. C’est promis.

Derrière lui, ses passagers sont des jeunes, des étudiants peut-être. L’un d’entre eux n’a pas cessé de ricaner devant mon infortune. Manque de chance, c’est lui que le chauffeur choisit pour rester sur le parking. Il l’agrippe par le col, et le jette hors de la voiture. Le garçon est interloqué, vexé, prêt à pleurer. Il reste dehors, à grelotter, en nous regardant sans comprendre. Non seulement je ne l’aide pas, mais en plus je l’injurie pour s’être moqué de moi auparavant. Nous démarrons en trombe, laissant l’étudiant seul sur le parking, attendant l’inconnu et sûrement sa propre fin.

Sur la route, le chauffeur de taxi salue des gens à de nombreuses reprises. Je m’aperçois qu’il s’agit de milliers de soldats, habillés comme des miliciens, qui encadrent la route, mais placés sur des hauteurs. Quelque chose se prépare. Le soleil est revenu, chassant les nuages ou était-ce la nuit qui est brisée par le lever du soleil. Le chauffeur est très amical avec les soldats, qui lui répondent gaiement en retour. Les voitures ont disparu de la route, peut-être est-ce une autre route, je ne sais pas mais j’ai l’impression que le conducteur du taxi nous emmène dans le sens inverse que j’avais pris. Au bout d’une heure, tout le monde semble assez joyeux dans la voiture. Nous stoppons en plein milieu de la route. Nous descendons et des soldats nous font signe de passer de l’autre côté de la haute barrière en fil de fer sur la gauche de la route. Un de mes camarades de taxi commence à me poser des questions. Qu’est ce que je fais ici ? Est-ce que je suis un scientifique ? Oui, je suis un scientifique. J’ai l’impression d’être beaucoup plus vieux. Je perds ma chaussure, un soulier sans semelle en nubuck beige que j’ai acheté cet été. Je n’arrive pas à le remettre à mon pied qui arbore une grosse chaussette de laine. Pourquoi avoir mis des chaussures d’été avec des chaussettes aussi chaudes ? Je ne sais pas, le soleil est chaud, et nous montons un petit escalier en bois pour franchir la barrière. De l’autre côté, je pourrai rentrer chez moi, et échapper à ce cauchemar.

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