Loin des yeux
Un de mes collègues français du Liban vient de rentrer en France : 60 heures de voyage avec, me dit-il, "des Libanais avec un passeport français qui se foutaient du Liban mais s'inquiétaient pour leur appart et leur bagnole". Il était outré, mais je trouve ça normal, l'héroïsme a ses limites et en cas de guerre prolongée en France, est-ce qu'on n'aurait pas envie d'aller vivre ailleurs plutôt que survivre sous les bombes ?
Certains n'ont pas le choix, et continuent de faire vivre le Liban, parfois de façon étonnante, comme ces compagnies de courrier qui assurent la liaison entre le Liban et le reste du monde. J'ai toujours plus d'admiration pour ces gens, qui tiennent coûte que coûte même si leur tâche apparaît minuscule, plutôt que pour les militaires qui décident de la vie ou de la mort du type d'en face. Les échanges d'obus continuent entre Hezbollah et Israël, et le Liban au milieu continue d'en souffrir. J'ai rencontré des dizaines de Libanais qui pensaient que du temps du mandat français, ça marchait mieux. Je n'y ai jamais cru, mais après tout, peut-être que le Liban est trop habitué à être soumis à une tutelle étrangère qu'il n'arrive plus à assumer ses responsabilités. Qui sera son prochain parrain ? L'Arabie Saoudite, avec ses généreux cadeaux, semble bien placé.
Mon histoire avec le Liban sera bientôt terminée. Nombre d'employeurs étrangers et internationaux en avaient assez du Liban, de ses complications administratives, de son manque de régularité en électricité, de ses routes cabossées, de sa politique mafieuse, de son absence de justice. La guerre a été le verre d'eau qui fait déborder la mer. L'an prochain, par une décision hiérarchique qui nous dépasse, il existe de bonnes chances que nous ne retournions pas au Liban, pour être envoyé ailleurs qu'au Moyen-Orient. Cela me rend triste pour les Libanais qui vont avoir à reconstruire un pays encore plus détruit et pollué qu'auparavant. Mais ça me soulage aussi de ne plus avoir à travailler dans un environnement où la religion est omniprésente, l'antisémitisme obligatoire et les perspectives d'avenir floues devant le provisoire qui dure. On donne beaucoup au Liban, on se vide facilement. Et tout l'amour que j'éprouve pour (certains) habitants ne peut plus contrebalancer la sensation qu'il n'y a rien à faire, que tout est un perpétuel recommencement, et que j'ai donné près de dix ans à un pays qui n'a pas évolué depuis que j'y habite. Comme dans un mariage qui bat de l'aile, il faut avoir le courage de se séparer. Car après la guerre, que se passera-t-il ? Le Liban va devenir laïc, unifié, fera la paix avec Israël et la Syrie ? Régularisera les Palestiniens ou en tout cas les autorisera à travailler où bon leur semble ? Non, d'expérience, je ne crois pas aux changements radicaux pour le Liban. C'est à moi de partir, et j'aurais du le faire depuis longtemps, en particulier pour ne pas être accusé de fuir un navire qui coule. Je crois que ça me blesserait si on me le disait, alors même que je n'ai qu'un passeport, celui de la France, puisque le Liban ne donne pas sa précieuse nationalité aux étrangers.