20 novembre 2004

Reprise

Connaissez-vous « I…comme Icare » ? Il s’agit d’un film de 1979 réalisé par Henri Verneuil. L’intrigue repose sur une contre-enquête menée par un procureur, incarné par Yves Montand, dans une république imaginaire, mais que l’on suppose sud-américaine. Le film s’attarde sur une expérience sociologique qui consiste à prendre deux cobayes, l’un jouant le rôle du maître, l’autre celui de l’élève. Celui-ci doit apprendre une liste de mots, et les adjectifs qui y correspondent, sans se tromper. S’il commet une erreur, le maître lui envoie une décharge électrique, d’abord de faible intensité, puis de plus en plus forte à mesure que les fautes se multiplient. A la fin, la décharge peut atteindre 400 volts, et la douleur est fulgurante. L’objectif de ce test est d’améliorer la mémoire par le châtiment. En tout cas, c’est ainsi qu’il est présenté au maître.

Car le véritable objectif du test consiste à observer jusqu’où le maître peut aller dans l’administration d’une douleur à quelqu’un qui ne lui a rien fait. Alors que le maître est un volontaire payé à l’heure, l’élève s’avère être un comédien, ou un chercheur, qui va simuler la douleur. En d’autres termes, on mesure la capacité de l’homme à se transformer en bourreau, et les résultats sont affolants. « 63% des sujets sont obéissants, c'est à dire qu'ils acceptent totalement le principe de l'expérience et vont jusqu'à 450 volts », informe le scientifique supervisant l’expérience. Et Montand de traduire : « ce qui signifie que dans un pays civilisé, démocratique et libéral, les 2/3 de la population sont capables d'exécuter n'importe quel ordre provenant d'une autorité supérieure »

Ce test n’est pas une invention, il s’agit d’une véritable expérience scientifique de soumissions à l’autorité menées par un sociologue américain, Stanley Milgram. Celui-ci commentait dans Soumission à l'autorité (1974) que l’on peut trouver chez Calmann Lévy :

L'obéissance, en tant que facteur déterminant du comportement, représente un sujet d'étude qui convient tout particulièrement à notre époque. On a établi avec certitude que de 1933 à 1945, des millions d'innocents ont été systématiquement massacrés sur ordre. Avec un souci de rendement comparable à celui d'une usine de pièces détachées, on a construit des chambres à gaz, gardé des camps de la mort, fourni des quotas journaliers de cadavres. Il se peut que des politiques aussi inhumaines aient été conçues par un cerveau unique, mais jamais elles n'auraient été appliquées sur une telle échelle s'il ne s'était trouvé autant de gens pour les exécuter sans discuter… sur le plan psychologique, il est facile de nier sa responsabilité quand on est un simple maillon intermédiaire dans la chaîne des exécutants d'un processus de destruction et que l'acte final est suffisamment éloigné pour pouvoir être ignoré. Eichmann lui-même était écœuré quand il lui arrivait de faire la tournée des camps de concentration, mais pour participer à un massacre, il n'avait qu'à s'asseoir derrière son bureau et à manipuler quelques papiers. Au même instant, le chef de camp qui lâchait effectivement les boîtes de Cyclon B dans les chambres à gaz était également en mesure de justifier sa propre conduite en invoquant l'obéissance aux ordres de ses supérieurs. Il y a ainsi fragmentation de l'acte humain total ; celui à qui revient la décision initiale n'est jamais confronté avec ses conséquences. Le véritable responsable s'est volatilisé. C'est peut-être le trait commun le plus caractéristique de l'organisation sociale du mal dans notre monde moderne.

Je pense souvent à ce film et notamment à cette expérience lorsque j’observe ce qui se passe dans le monde, et surtout au Proche-Orient. Personne n’est réellement responsable des morts qui s’égrènent tous les jours. Aujourd’hui, ce sont des Israéliens, hier des Palestiniens, demain encore d’autres morts. Et personne n’est responsable. « Ils nous ont envahis » « Ils tuent nos enfants » « Ils nous privent de moyens de subsistance » « Ils veulent nous jeter à la mer » « Mort aux arabes » « mort aux juifs » etc. Mais nous sommes tous responsables collectivement. Ce qui se passe dans cette région est notre faute à tous, car nous laissons faire. Certains dénoncent, haranguent, trouvent le coupable et l’exhibent à la face du monde pour qu’il soit exécuté. Moi je pense que nous devrions tous nous sentir fautifs et solidaires. Parce que je me souviens aussi des paroles de ce prêtre interné en Allemagne entre 1938 et 1945 :

Je n'ai rien dit...

“Quand ils sont venus chercher les communistes,
je n'ai rien dit je n'étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n'ai rien dit, je n'étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les juifs,
je n'ai rien dit je n'étais pas juif.

Quand ils sont venus chercher les catholiques,
je n'ai rien dit je n'étais pas catholique.

Puis ils sont venus me chercher.
Et il ne restait personne pour dire quelque chose…”


Pasteur Martin Niemoller
Dachau 1942

|
Weblog Commenting and Trackback by HaloScan.com