13 septembre 2004

Article très long mais qui vaut le coup d'oeil par sa capacité de réclamer de manière indirecte un ministère pour l'éminent Georges Corm, commentaire au prochain post pour que vous ayez le temps de digérer cette propagande syrienne, tiens le titre est presque aussi long que l'article

Pourquoi la France change-t-elle d'attitude au Liban ?, par Georges Corm
LE MONDE 14.09.04
C'est avec consternation que la grande majorité des Libanais a vu la France aux côtés des Etats-Unis participer à la tentative peu glorieuse de déstabilisation du Liban que représente la résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies.
En réalité, on a d'autant plus de mal à comprendre la France que nous n'oublions pas comment elle avait amené les Etats-Unis, en 1996, à reconnaître la légitimité de la résistance du Hezbollah au sud du Liban par les "arrangements d'avril"qui visaient à limiter les pertes civiles libanaises et à légitimer les actions libanaises menées contre l'armée israélienne occupante.
C'est la France aussi, il y a deux ans environ, qui a organisé un sauvetage financier du Liban, nécessité par la politique monétaire et financière inconsidérée de Rafik Hariri depuis 1992. Elle a fait le geste exceptionnel de mobiliser sur une garantie publique française 500 millions de dollars pour le Liban.
C'est encore la France qui s'est mise courageusement en pointe depuis trois ans pour empêcher les Etats-Unis de faire du Moyen-Orient un chaos où règne la loi de la jungle, comme nous le voyons tous les jours désormais en Irak et en Palestine.
Or la résolution 1559 du Conseil de sécurité ouvre, aujourd'hui, la porte à une déstabilisation complète du Liban. En effet, le texte de la résolution équivaut à demander à ce pays qu'il se suicide, car elle ne fait rien moins que de le sommer, tout à la fois, de désarmer le Hezbollah (que d'ailleurs les Etats-Unis considèrent comme une organisation terroriste, contrairement à 90 % des Libanais), et les organisations palestiniennes armées dans les camps de réfugiés.
Bien plus, le Liban est requis de procéder à ces opérations militaires, inconsidérées dans le contexte actuel, en demandant en même temps à la Syrie, seule puissance régionale de poids, de retirer son armée du pays alors que la présence de cette armée serait nécessaire pour procéder à ce désarmement ; ce dernier n'étant possible que lorsque le contentieux israélo-palestinien sera résolu et que les Palestiniens auront un Etat digne de ce nom. Tout cela équivaut vraiment à demander à notre malheureux pays de recréer la situation explosive qui, en 1975, a provoqué quinze années de tueries et de sauvagerie.
Mais la résolution du Conseil de sécurité ne s'arrête pas là. Elle exige des parlementaires libanais qu'ils refusent l'amendement de la Constitution libanaise, même si la procédure constitutionnelle est respectée, qui permettrait l'extension ou le renouvellement du mandat de l'actuel président de la République, le général Emile Lahoud. Sur ce plan déjà, le Parlement libanais a enfreint la résolution, puisque le mandat du chef de l'Etat a été prolongé de trois années.
Quelles sont les raisons urgentes et graves qui ont poussé les promoteurs français et américains de la résolution à exercer une telle dérive du droit international en se mêlant de la vie parlementaire d'un pays et de sa politique intérieure ? Le Liban présente-t-il brusquement un tel danger pour la communauté internationale que le Conseil de sécurité se saisisse non seulement de ses affaires intérieures, mais aussi de ses relations avec la Syrie ? Ces relations ont déjà été décrites comme "privilégiées" dans l'accord de Taëf de 1989, qui a été approuvé par une déclaration solennelle de ce même Conseil à l'époque, puis a fait l'objet d'un traité de coopération auquel aucune puissance à l'époque n'a trouvé à redire.
Pourquoi le Conseil de sécurité, qui a voulu empêcher la prolongation du mandat du président de la République, ne s'en prend-il pas aux pays arabes dont les chefs d'Etat règnent sans partage depuis trente ans ou plus. Est-ce pour punir le chef de l'Etat libanais de l'appui donné par l'Etat et l'armée libanais au Hezbollah, ce qui a assuré la libération du sud du Liban en 2000 sans que soit versée une goutte de sang ?
Est-ce que les Etats-Unis cherchent à amplifier leurs pressions sur la Syrie en utilisant la carte libanaise qu'ils lui ont laissée en récompense de son attitude dans la première guerre du Golfe en 1990-1991 ? Dans ce cas, on comprend mal pourquoi la France, puissance traditionnellement amie du Liban, participerait aussi activement à faire retomber le Liban dans son rôle de proie sur l'échiquier régional et donc à le faire basculer, éventuellement, dans la déstabilisation et la guerre civile.
Déjà, des signes inquiétants se manifestent au Liban, car l'attitude de la France, qui jouit d'un grand crédit moral, réveille chez certains chrétiens de vieux démons d'une "protection" occidentale et chez certains musulmans l'hostilité à une puissance autrefois coloniale qui a donné d'elle-même l'image (pas vraiment conforme à la réalité) de qui favorisait les chrétiens au détriment des musulmans.
Quels que soient les liens étroits du chef de l'Etat français et du premier ministre libanais, qui s'est opposé avec une virulence peu commune au maintien du général Lahoud à la tête de l'Etat, on a du mal à penser que le virage brutal de la politique de la France pourrait être dicté par une relation personnelle. Faut-il rappeler ici que M. Hariri avait œuvré avec le plus grand enthousiasme, en 1995, à la prolongation du mandat d'Elias Hraoui, le prédécesseur du général Lahoud à la présidence de la République, sans que la France s'en émeuve outre mesure, à l'époque où, d'ailleurs, la conjoncture régionale était plutôt calme.
La fièvre coloniale qui s'est emparée des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne avec l'invasion de l'Irak aurait-elle gagné la France, qui, dans un vieux réflexe historique, n'entend pas perdre son influence sur la Syrie et le Liban au profit du couple anglo-saxon, qui gère le Moyen-Orient de façon si maladroite et sanglante ? Peut-on penser que la diplomatie française n'a pas vu dans la résolution onusienne une ingérence peu commune dans les affaires intérieures d'un Etat qui ne représente aucune menace pour la communauté internationale ?
Aujourd'hui, la question est : la diplomatie française a-t-elle abandonné brusquement la politique d'équilibre qu'elle s'est toujours efforcée de maintenir dans ses relations avec les différentes sensibilités politiques libanaises ? "Le manifeste de Beyrouth", publié de façon surprenante en première page du Monde du 22 juin, pouvait laisser croire qu'il représentait l'opinion de la majorité des Libanais. La diplomatie française aurait-elle été influencée par la publicité faite à ce document ?
Si la corruption dont tout le monde se plaint au Liban (y compris, bien sûr, les politiciens les plus notoirement corrompus) est dénoncée à juste titre dans "Le manifeste de Beyrouth" et dans le dernier communiqué des évêques maronites, en attribuer exclusivement la responsabilité à la Syrie est une analyse un peu courte. La corruption au Liban est d'abord le fait des Libanais, dont certains n'hésitent pas certes à cacher leur propre cupidité derrière tel ou tel petit ou grand personnage en Syrie. En faire supporter la responsabilité exclusive à notre voisin, c'est se démettre vraiment à bon compte de sa propre responsabilité nationale, aussi bien politique que morale.
On aurait aimé, en tout cas, que ce souci pointilleux de démocratie et de constitutionnalisme, exprimé dans la résolution 1559, ait été aussi ardent lorsque nous avons eu deux présidents élus sous la menace des canons israéliens entourant le Parlement en 1982 ou lorsque l'Etat d'Israël durant vingt-deux ans n'a pas respecté la résolution 425 du Conseil de sécurité lui enjoignant de retirer toutes ses troupes du sud du Liban occupé en 1978.
C'est pourquoi de très nombreux Libanais ne sont pas prêts aujourd'hui à se laisser intimider par ce dérapage de la mission de l'ONU, même si la France que nous aimons s'y est associée par des calculs qui restent à élucider.
Georges Corm, ancien ministre des finances du Liban, consultant économique et financier, historien du Proche-Orient contemporain, enseigne la coopération économique internationale et les finances publiques à l'université Saint-Joseph de Beyrouth.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.09.04

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