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Je ne sais pas ce qui du système multiconfessionnel libanais ou de l’Etat laïc français est le plus efficace. Je penche évidemment du côté du système français, qui a l’avantage de ne plus combattre les clergés tout en imposant l’athéisme sur la place publique. Au Liban, en revanche, le multiconfessionalisme impose le respect pour toutes les religions, ce qui ne va pas créer de nombreux problèmes, en particulier avec la censure. Le Liban, comme d’autres pays, a adopté le procédé de la censure sauvage, consistant à couper les scènes choquantes des films projetés dans les cinémas, mais sans utiliser de précaution pour conserver une certaine fluidité du récit. Cette censure est effectuée par un organe procédant du gouvernement, la « sûreté générale », qui prend en compte des critères divers pour apprécier le contenu subversif des films, et se réserve le droit de refuser l’entrée sur le territoire libanais à des films ne correspondant pas à ses standards. Ainsi, en raison des rapports conflictuels avec Israël, les films importés au Liban ne doivent pas faire mention de l’Etat hébreu, et par extension ne peuvent faire apparaître de juifs dans les génériques. Cet antisémitisme primaire ne va pas sans provoquer de dilemmes devant le nombre de films où des Américains d’origine israélite ont collaboré. La sûreté générale tranche fréquemment selon des critères ubuesques : Fred Astaire est interdit, mais Steven Spielberg est toléré. Il existe une liste noire des films bannis du Liban pour leur contenu politique, mais la logique à laquelle elle obéit n’est pas accessible à des esprits rationnels.
Par ailleurs, on peut constater l’incroyable pudeur du gouvernement lorsqu’il s’agit de films comportant des images de chair. En plus de retenir des critères politiques saugrenus, la sûreté générale use de son pouvoir de censure de façon extrêmement prude, souvent plus que les ligues puritaines des États-Unis. Ainsi, elle supprime des scènes de fornication, ce qui peut être compréhensible, mais découpe également toute scène dévoilant des parties intimes telles que postérieur ou poitrail. En cela, la censure libanaise est moins hypocrite que son homologue américaine, et refuse la suggestion érotique comme l’exhibition en n’établissant pas de différence entre les deux. Bien entendu, la longueur des films ainsi projetés se trouve amputée d’autant d’images jugées licencieuses. Cette tâche de collure étant effectuée par des non-professionnels de l’image, il arrive que non seulement les raccords soient désastreux, mais aussi que le film devienne bien souvent incompréhensible, les morceaux de pellicule pouvant être recollés au mauvais endroit. Les films pour adolescents, impliquant une certaine sexualité joyeuse et légère, sont impitoyablement amputés. En 2000, Ten Things I hate about You ou American Pie n’ont pas été épargnés : dans ce dernier, le gag sexuel à qui le film doit son titre a été censuré, ce qui enlève tout intérêt à cette version « light ».
Enfin, le Liban étant un pays qui s’affirme « multiconfessionnel », les allusions à la religion dans le but de la remettre en cause ou pire encore de s’en moquer, sont prohibées. La censure manie ses ciseaux et, quand elle n’interdit pas purement et simplement le film, elle l’ampute. Stigmata (2000), film sans prétention théologique réelle, s’est ainsi vu autorisé puis retiré des écrans, avant d’être amputé de quarante-cinq minutes pour ressembler à un magma d’images. Son sujet évoquait le cas pathologique d’une jeune New-yorkaise, atteinte de saignements spontanés aux mains et aux chevilles, à la manière des stigmates de la crucifixion de Jésus Christ. Le film ne tranchait pas entre un cas psychiatrique ou une manifestation divine, et les autorités ont sûrement jugé qu’il valait mieux que les différentes communautés chrétiennes ne se sentent pas choquées par ce peu de foi. La vigilance a été la même pour le film libanais Civilisées (1999), fort bon au demeurant, qui cumule les infractions : « Selon la sûreté générale libanaise, qui voulait en censurer quarante-sept minutes (sur une durée de quatre-vingt-dix-sept), Civilisées serait attentatoire à l'islam, pornographique et ordurier... » (Da Silva, Marina, « Le Liban et la censure », Le Monde diplomatique, 6 mai 2000, p.29)
Les Libanais ne se contentent plus alors de voir les films dans des salles, mais consomment beaucoup de DVD importés dont l’intégralité est respectée, ou de copies pirates. Les films hollywoodiens, comme dans beaucoup de pays en voie de développement, sont fréquemment disponibles avant leur sortie officielle en cassettes VHS ou en copies numériques, ce qui a permis à la copie de Stigmata, ou celles de American Pie après leurs amputations en salles, d’être de grands succès à la location dans les « vidéo-clubs ». Le marché du cinéma en salles décline d’année en année, 98% des films projetés en salles proviennent de l’étranger, une écrasante majorité étant constituée des blockbusters américains modifiés par les bons soins de la censure. Inutile de dire que la plupart des films sont piratés, ce qui, au vu des incroyables profits de Hollywood, ne me paraît pas immoral lorsque l’on prône la culture accessible à tous.