02 juin 2004

Reprise

Je sais que c'est long, mais voici un article de qualité repris de L'Orient le Jour. Oui, ça arrive parfois que ce quotidien francophone propose autre chose que des articles anti-américains ou contre la politique du gouvernement. Pour fêter ça, et parce que le lien risque de ne plus être actif au bout d'un temps trop court, voici l'article en intégralité, sans même s'embarrasser de demander la permission. Essayez d'aller jusqu'au bout, c'est réellement intéressant.

Parallèles - La bataille de la communication perdue par défaut

"Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on s’est mis à mettre des mots sur des choses qui ont toujours existé. Sans être bien reconnues ou définies. Par exemple, en sport, le sponsoring. En économie, la flexibilité. En géopolitique, l’épuration ethnique. En sciences, la complexité. Et en tout, la communication, dite com.
Un support indispensable, souvent même décisif, dans la quasi-totalité des champs de l’activité humaine. Et une arme de défense, de déviation autant que d’attaque pour toutes les stratégies. Commerciales, sociales, militaires, religieuses, diplomatiques...
Incroyable mais vrai : aujourd’hui encore, cet instrument capital, les Arabes n’en soupçonnent que vaguement l’importance. En fait, dans la pratique, et dans l’histoire, un seul de leurs leaders, Abdel Nasser, a su en user. En offrant, par exemple, des transistors à ses fellahs. Et en envahissant le monde arabe avec sa fameuse radio Saout el-Arab. Mais ses visées n’allaient pas plus loin. Par une sorte d’aveuglement et de surdité fatals, il était absolument interdit dans les années soixante, et dans le monde arabe, d’évoquer le nom d’Israël. Résultat immédiat autant que prévisible : la guerre des Six-Jours. À l’issue de laquelle Nasser avouait piteusement : « Nous les attendions à l’Est, ils sont venus de l’Ouest. » Une défaite du renseignement ? Certes. Mais comment ne serait-il pas faible lorsque la communication, qui provoque automatiquement des échos, est tout simplement niée. De fait, si la revanche partielle de 73 a pu avoir lieu, c’est parce qu’on avait enfin levé l’ahurissant tabou. Et qu’on était du même coup mieux éclairé sur l’ennemi.
La leçon, sans être tout à fait oubliée, s’est engluée au fil des années dans une paresseuse routine. Le conflit se poursuit, âpre et compliqué. Avec en perspective, pour ce malheureux petit pays que nous sommes, le lourd fardeau de l’implantation. Un tribut payé à l’insouciance d’un camp arabe qui continue à se pénaliser lui-même. Par ses désunions. Mais aussi en se privant de ce bouclier primordial, en droit comme en diplomatie, qu’est l’argumentaire, fruit du couple renseignement-communication.
Le renseignement, il est là, sous les yeux. Et les Arabes ne le voient pas. En effet, au fil des ans, des documents israéliens essentiels se trouvent déclassifiés. Et rendus publics à travers les analyses juives ou occidentales, comme dans des ouvrages d’historiens. Or sur ce dossier, dont la Ligue aurait dû se saisir en nommant une commission de scrutateurs, il n’existe jusqu’à présent aucun commentaire, aucune exploitation arabes autorisés !
Pourtant ce qu’on y apprend est grave, bien sûr puisque drame il y a, mais surtout accablant pour la cause sioniste, si tant est qu’on peut l’appeler ainsi. Dans un article confié en mai dernier à la revue Historia, une sommité de la question hébraïque, Richard Lebeau (auteur d’un Atlas historique des Hébreux, éditions Autrement, 2003), se fait le porte-voix d’historiens israéliens. Qui observent que la vraie vérité sur la guerre fondatrice de 1948 se situe à l’exact opposé des thèses défendues jusque-là. Notamment par rapport à l’expulsion des Palestiniens, qui ont abouti chez nous. Israël rejetait toute la responsabilité dans ce domaine sur les Arabes et sur les Palestiniens eux-mêmes. Or les chercheurs israéliens (Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaim, Ilan Pappe, Benny Morris) démystifient totalement le mythe initial. Non, 48 n’a pas été un miracle divin en faveur d’un freluquet affrontant un adversaire colossal, un David face à un Goliath. C’est le contraire. Les documents mis au jour prouvent qu’Israël est parti en guerre avec la certitude de vaincre. Parce qu’il était économiquement bien mieux outillé. Et surtout parce que, tout simplement, il disposait en mai de 35 000 combattants bien armés, face à 25 000 Palestiniens mal équipés, formant des troupes hétéroclites. L’écart se creuse très vite : en décembre, Israël aligne quelque 97 000 soldats.
Sa supériorité est confortée par les divisions arabes. Et (encore une fois incroyable mais vrai) par le refus des Arabes de voir se créer cet État palestinien qui est devenu aujourd’hui leur rêve. À l’époque, l’Égypte se méfie d’Abdallah (l’aïeul) de Jordanie. L’Arabie saoudite aussi, car elle vient d’expulser les Hachémites de La Mecque. La Syrie également a maille à partir avec la Jordanie comme avec l’Irak. Non sans raison, du reste : Abdallah négocie secrètement avec les Israéliens pour rafler la Cisjordanie.

Le cœur du problème
De ce magma, et de leur pays, sortent les réfugiés palestiniens. Selon Israël, ils seraient pour la plupart partis volontairement. Appelés par des dirigeants arabes qui leur promettaient un proche retour triomphal. Aussi illogique, aussi insensée qu’elle soit, cette version a tenu jusqu’à la déclassification des documents, entamée dans la deuxième moitié des années 80, et toujours en cours. On y apprend que le plan sioniste, inspiré des recommandations faites dès 1895 par Herzl, prévoyait un déplacement de population bien avant 1948. Notamment par des razzias terroristes et par des massacres perpétrés par l’Irgoun de Begin ou le Lehi de Shamir. Comme Deir Yassine, en avril 48, en lever de rideau sanglant de l’indépendance israélienne. Ce crime abominable donne le résultat escompté : les 90 villages arabes de la contrée sont désertés par une population prise de panique. Même réflexe, plus tard, devant la progression des armées israéliennes : 228 localités se sont vidées (d’après Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, cité par Lebeau). En outre, indiquent les documents déclassifiés, les habitants de 41 agglomérations pas trop peureuses ont été expulsés manu militari par les sionistes. En tout, en Palestine, seuls 6 villages ont fui sur des conseils arabes. Cela a suffi pour que, pendant des dizaines d’années, les Israéliens imputent l’exode à leurs adversaires eux-mêmes. Or il est maintenant établi que ni le Comité palestinien ni aucun État arabe n’avaient diffusé de directives pressant la population de partir. Par contre une note secrète de l’armée israélienne émise en juin 48 souligne que « au moins 55 % du total de l’exode a été causé par nos opérations. Et 15 % par l’Irgoun et le Lehi ». Quelques semaines plus tard, un bond effroyable en avant dans les chiffres : quelque 400 000 Palestiniens expulsés par la manière forte. Exécutions sommaires, (250 à Ramallah), pillages et destructions, en Galilée, au Néguev poussent le ministre de l’Agriculture, Zisling, a déclarer le 18 novembre : « Je ne dors pas de la nuit. Ce qui est en cours blesse mon âme. »
Onze ans auparavant, le 7 août 1937 (la Shoah, ce prétexte idéal, est encore loin), Ben Gourion expose ses projets : « Le déplacement de population est le pivot d’un programme de colonisation de portée générale. Heureusement pour nous, le monde arabe dispose d’immenses zones désertes. » Il songe à l’Irak autant qu’à la Transjordanie. Mais c’est vers le Liban, moins revêche, que les Palestiniens partent, souvent à pied. Ils y sont accueillis par des officiels émus. Auxquels Émile Eddé lance cet avertissement prémonitoire : « Ces gens sur lesquels vous versez des larmes feront un jour pleurer nos enfants. » Des révélations qui ont ébranlé la collectivité israélienne ou les universitaires occidentaux, mais qui sont passées inaperçues, ou presque, des Arabes.
En 1998, selon les chiffres (approximatifs) d’une ONG spécialisée, Shami, il y avait 430 183 Palestiniens dans les camps du Liban. Même réduit de moitié, ce chiffre constitue un poids suffisant pour déséquilibrer la balance intérieure, si délicate. L’État libanais ne cesse de le répéter. À tous les coups, il obtient des Arabes un appui aussi ferme que purement verbal, dans son rejet de l’implantation. Personne, même pas les pays riches du Golfe qui font pourtant travailler beaucoup de Palestiniens, ne lui a jamais proposé de lui en prendre une partie. Ou d’en assumer les charges, en attendant une éventuelle redistribution. Et quand on voit la faillite arabe en matière de lutte informationnelle ou de combat juridique, on se demande si l’implantation n’est pas déjà. Un fait accompli.

J. I."

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