03 juin 2005

15 ans en arrière

J'avais souvent parlé du journaliste Samir Kassir dans ce blog en disant que je ne l'aimais pas. Il a été assassiné hier dans sa voiture par 15 kilos de TNT. Je ne me joins pas au concert des louangeurs, mais je prends ma place dans celui qui ne comprenne pas comment on puisse tuer des journalistes, juste coupables de vouloir informer. La fermeture de la MTV, la télévision qui avait osé s'immiscer dans les élections du Metn, était déjà un signe inquiétant de baisse de la démocratie au Liban. L'assassinat de Samir Kassir confirme le danger qui guette ce pays, sans parler de la mort de Rafic Hariri. Et la question que chacun se pose : qui sera le suivant ? Après l'homme le mieux protégé du Liban, on s'en prend maintenant à quelqu'un qui n'avait pas de garde du corps ou de protection particulière, persuadé qu'il était finalement que le Liban respectait même ses voix discordantes. C'est triste. C'est inquiétant. C'est dégueulasse. J'espère que le prochain ne sera pas Ziyad MAKHOUL, l'excellent animateur sur Radio Liban et journaliste de l'Orient-le Jour, qui clame sa révulsion dans les rats. Je le reproduis intégralement ici :

Dans le monde, les rats sont les rongeurs les plus connus et les plus répandus ; peut-être aussi les plus nuisibles. Ils ont deux fortes incisives et six molaires tuberculées à chaque mâchoire. Ils ont la queue longue, nue et écailleuse, leur pelage est brun grisâtre foncé, leur taille varie de 10 à 25 cm en moyenne, même si, parfois, dégénérés, ils sont énormes. Les rats sont les fléaux des industries alimentaires. Des maisons aussi. Ils sont fouisseurs, destructeurs de récoltes et d’intérieurs ; dangereux pour la santé publique. Leur morsure peut transmettre des maladies redoutables : la spirochétose ictéro-hémorragique, le sodoku, la rage ; ils peuvent aussi transmettre la peste, naturellement, ainsi que des amibiases, et plusieurs maladies à virus. Ils peuvent tuer. On les détruit avec des chats et des chiens ratiers, avec des gaz toxiques, comme la chloropicrine, ou avec des cultures de virus de Danysz qui les anéantit. On emploie des appâts à base de strychnine, de phosphore, d’arsenic. Sauf qu’il vaut mieux employer des pièges non toxiques pour les autres animaux : de la scille maritime en solution aqueuse stabilisée ou alors des appâts à base de dicoumarol.Au Liban, comme partout, il y a des rats. Beaucoup de rats. Sauf qu’ici, une bonne partie d’entre eux sont a visage humain ; juste l’apparence – et encore. Et c’est au cœur des (solides) ruines de l’appareil sécuritaire libano-syrien que ces rats pullulent, c’est dans les recoins de cette matrice autarcique, criminelle et métastasée qu’ils s’éduquent, se reproduisent, prospèrent. Ces rats sont assassins. Depuis trente ans, ils tuent, ou essayent de tuer ceux qui, citoyens, hommes politiques, journalistes, ne peuvent faire autrement que de leur mener une guerre quotidienne, ceux qui n’accepteront jamais qu’ils fassent main basse sur ce pays ou sur n’importe quel autre de ce Proche-Orient saint Sébastien, ceux qui leur disent non, ceux qui leur font peur. Ces rats sont fossoyeurs. Et nécrophiles : des cimetières qu’ils ont remplis, jour après jour, de ces charniers pas encore révélés aux yeux du monde, ils s’en vont voler les cadavres – cadavre de la démocratie, cadavre du droit, cadavre de la justice, cadavre des libertés, cadavre de la souveraineté, de l’indépendance, cadavre de l’intégrité, de la crédibilité, cadavre de la conscience – pour s’en draper, les enfiler, s’en travestir, puis s’exhiber, puis jouer la partition, puis jurer leurs grands dieux, puis anônner leurs innocences, puis aligner les âneries, puis promettre des tonnes de choses, puis parler de protection et d’avenir, puis construire des montagnes de mensonges. Puis s’en retourner aux châteaux. Ces rats, tous grades confondus, sont n’importe où, partout, ici, là-bas, tellement roués qu’ils ont parfaitement compris que c’est en pleine lumière, sous les spots, qu’ils trouveront les meilleures cachettes. Les chats ratiers du messianique Detlev Mehlis ont désormais de gigantesques travaux d’Hercule. Dans le monde, et notamment au Liban, il y a quelque chose, ignoble, de presque naturel, de résigné, de fatal, à ce qu’un homme politique puisse mourir, un jour, sous les griffes des rats qu’il s’est employé à éradiquer. Inacceptable, certes, sauf que c’est quasiment dans leur cahier des charges ; ils en ont la claire, l’innée conscience. Mais pas un journaliste. En tuant, entre tant d’autres, des Laouzi, des Taha, des Kassir, en éliminant des missionnaires, des passeurs, des diseurs, les rats sont persuadés de rester impunis. D’autant que personne ne s’est encore approché de leurs bouges, de leurs QG, de leurs palais, personne ne les a inquiétés, ou si peu, ni depuis René Moawad, ni depuis Hassan Khaled, ni depuis Marwan Hamadé, ni depuis Rafic Hariri et Bassel Fleyhane. Les rats se pensent invulnérables. Indélogeables. Et ils le seront. Ils le resteront. Jusqu’à ce que les Libanais expulsent, dératisent, blanchissent à la chaux. Mais pour cela, il faut être tous. Il faut être tout un Bristol devant ou derrière tout un peuple. Il faut être un 14 mars. Pas le 14 mars 2005, l’affectif, l’impulsif, l’instinctif, pas le 14 mars-symbole tout rose, pas le 14 mars du cœur ou des tripes. Mais un nouveau 14 mars, froid, métallique, implacable, un 14 mars rouleau compresseur, un 14 mars cérébral, mathématique, imparable ; un 14 mars radical, un 14 mars poison, un 14 mars raticide. Le 20 juin au matin, les rats ne devront plus être là. Tous les rats.

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